Le mot “écologie” signifie “science de l’habitat”. Cet habitat peut désigner, au sens large, notre planète, mais comprend également notre lieu de vie quotidien : la sphère domestique. Pourtant, un certain nombre de récits écologiques présentent une vision limitée et très genrée de cet espace domestique, en particulier quand les auteurs sont des hommes.
J’ai réalisé une BD pour exprimer ma frustration face à un phénomène que je rencontre régulièrement en librairie.
Franchement, j’exagère à peine. Je ne compte plus le nombre de fois où je suis tombée sur les expériences transcendantes d’un homme qui a laissé toute sa famille derrière lui pour explorer une vie “sauvage” et “libérée” des “carcans de notre société”. Permettez moi de supposer que les carcans dont il se libère, ce sont surtout ceux de sa participation à la vie familiale. Vous allez me dire : “Oui mais tu ne connais pas ces gens, ils se sont sûrement mis d’accord entre eux, ils se soutiennent au sein de leur couple”. Certes, on peut espérer qu’il s’agisse d’une décision commune, mais il existe bizarrement beaucoup moins d’exemples de femmes abandonnant leurs enfants à leur compagnon pour des mois (des années) d’aventures et écrivant des best-sellers à leur retour. Je suis prête à parier que même à la maison, notre ami Jean-Marc n’est pas étouffé par la charge mentale ; et la vague mention de “sa femme”, qui n’est même pas nommée, à la dixième page, ne donne pas l’impression qu’il prend toute la mesure du sacrifice fourni.
Pour les curieux·ses : Par la force des arbres, dont l’auteur quitte sa femme et ses enfants pour vivre dans seul dans la forêt, est un bon représentant de ce phénomène.
Au final, quelle que soit la situation réelle, ce genre de récits renvoie l’image d’un homme libre dont le rôle de père est “à géométrie variable”, lorsque ça l’arrange ou que ça n’entrave pas ses projets, par opposition à une femme qui reste la première responsable du cercle familial. Évidemment, la conséquence est que le travail domestique fourni par sa compagne permet à Jean-Marc d’obtenir une visibilité médiatique et une réussite sociale accrue qui lui sont refusés, à elle. C’est d’autant plus exaspérant que les femmes ont un comportement plus vertueux que les hommes en matière d’écologie. Cette situation pose des problèmes majeurs d’équité et d’égalité. C’est particulièrement problématique lorsque le récit a une portée écologique, car il sous-entend qu’il serait possible de défendre un autre rapport à la nature sans changer notre rapport à la famille, au travail et à sa division genrée.
Est-ce de ce genre de société que nous voulons ? Le manifeste écosophiste de Philomène défend une décroissance inclusive et profondément égalitaire et féministe. Le mot “écosophie” signifie “sagesse de l’habitat”. Pour cela, je soutiens que l’écosophie doit inclure au cœur de ses préoccupations la famille, et les enfants, ainsi qu’une réflexion autour du partage des tâches domestiques. Entendez-moi bien : je ne dis absolument pas que dans une société écosophiste, toutes les femmes et tous les hommes devraient fonder des familles. Au contraire, la liberté de choisir d’avoir des enfants ou non est un droit fondamental, et les personnes qui n’ont pas d’enfants apportent énormément à la société. Mais j’affirme ce qui est une réalité pour la plupart des mères : une fois que l’on a décidé d’avoir des enfants, les choses changent. Parce que oui, surprise, il faut bien que quelqu’un s’occupe d’eux. Je trouve cela merveilleux de pouvoir voyager, explorer, apprendre et comprendre (dans la limite d’une empreinte carbone raisonnable bien sûr). Mais pourquoi ne pas le faire avant, ou après avoir éduqué ses enfants ? Ou bien, encore mieux : avec eux ? Pour un exemple d’œuvre qui aborde magnifiquement le thème du voyage transformateur avec des enfants, je vous conseille Les Pizzlys de Jérémie Moreau. Cette BD parle notamment de l’effet délétère du mode de vie moderne sur les plus jeunes. Car, oui, les chefs de projet chez Total comme notre cher Jean-Marc ne sont pas les seuls à en souffrir ! Les enfants souffrent tout autant (voir plus) que les adultes de notre mode de vie aliénant, de la pollution, de la nourriture transformée, du manque de mouvement naturel… Tout comme les personnes âgées, principalement pris en charge par des femmes d’ailleurs. Il est donc absolument vital de construire des alternatives qui les prennent en compte.
De plus, la question du travail domestique est cruciale au sein du mouvement écosophiste car, parmi les alternatives que nous imaginons, beaucoup reposent sur un accroissement du “faire soi même” (cuisiner avec des produits naturels, repriser ses vêtements, réutiliser ses déchets) pour compenser la consommation de biens industriels. Or, toutes ces activités sont des activités domestiques. Sans une remise en cause radicale du patriarcat, il est probable que toutes ces activités fondamentales mais non rémunérées deviendront la responsabilité des femmes tandis que les tâches reconnues légalement, socialement et financièrement resteront l’apanage des hommes.
Ce lien problématique entre décroissance et “bon vieux temps” patriarcal doublé d’une division des rôles archaïques était déjà évident dans un ouvrage comme Ravages de René Barjavel. Publié en 1943, ce récit précurseur raconte l’effondrement d’une société super-technologique. Il s’achève par la reconstruction d’une communauté de paysans extrêmement patriarcale, avec un sexisme décomplexé et un retour à la polygamie. Aujourd’hui, je vois cette tendance parfois pointer le bout de son nez dans certains médias relatant des histoires de transitions vers une vie décroissante. Lorsque ces changements de vie se font en famille, les articles adoptent souvent un angle particulier : celui du pater familias, courageux héros choisissant d’abandonner le mode de vie urbain pour construire sa maison de ses mains/devenir bûcheron/forger des couteaux et entraînant sa tribu avec lui. Là encore, parfois le nom de sa compagne n’est même pas cité : exemple typique dans Yggdrasil récemment (je précise que, comme pour les récits cités plus haut, c’est l’accumulation de ce genre d’exemple qui m’a mis la puce à l’oreille). Au contraire, PermaComix, une BD qui raconte l’expérience d’un couple qui découvre la permaculture, présente les points de vues des deux membres du couple en parallèle. Le récit aborde aussi la question du risque d’un retour à un modèle traditionnel pour les femmes.
De manière plus radicale encore, l’écoféminisme est un mouvement philosophique, qui depuis les années 70, interroge les liens entre l’exploitation de la nature et l’oppression systémique des femmes. Les penseuses écoféministes soutiennent que ces deux exploitations ont une même cause, et que seule une profonde remise en question de notre rapport au monde pourrait y mettre fin. Peut être que cela pourrait commencer par une réflexion sur notre rapport à la famille et à la communauté ? Pour cela, il faudrait revaloriser les tâches qui y sont associées et changer la répartition des responsabilités.
Ces réflexions m’ont inspiré une maxime simple “Faire des enfants, ça devrait être de s’engager à s’en occuper et à partager les responsabilités qui en découlent entre les partenaires qui souhaitent participer à leur éducation, de manière juste et égale.”
Pour un homme occidental privilégié, s’occuper de ses enfants et de sa maison, prendre réellement ses responsabilités et décharger sa compagne (ou d’éventuels travailleur·ses défavorisé·es) : ça, ce serait une vraie révolution, qui nous permettrait d’envisager ensemble un mode de vie différent et plus soutenable.
Bref, changez le monde messieurs, et commencez par vous occuper de vos gosses !
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