On peut argumenter que les économies d’échelle, même si ça veut dire “entreprise”, font que la fabrication en gros est en fait meilleure pour l’environnement. Mais qu’en est-il réellement ? Est-ce applicable à tout ? Pas sûr, et pas aux poulaillers en tout cas…
Qu’il soit “plus écolo” qu’un artisan boulanger fasse cuire 50 pains dans un four XL allumé pendant trois heures, plutôt que 50 familles urbaines fassent leur pain chez elles avec chacune un four au max pendant deux heures est certainement vrai. Quand aux pois-chiches en boîte, plutôt que chacun de faire chauffer une plaque pendant 1h pour en bouillir, ça se pourrait, mais c’est déjà moins évident. À partir de quand les économies d’échelle du processus industriel tiennent-elles ? L’acheminement, le fonctionnement d’une usine, le boîtes de conditionnement… Tout cela s’ajoute et il est donc difficile de se prononcer. Mais qu’il soir meilleur d’élever 3000 poules sous un même toit que de faire tourner 6 exploitation de 50 poules, c’est sûr que ce n’est pas le cas.
Comme beaucoup de flexitarien·nes / végétarien·es, je ferme allègrement bien trop souvent les yeux sur le problème de l’origine des produits animaux que je consomme au quotidien. Problème qui ne se pose quasiment pas chez moi, n’achetant qu’à quelques exceptions près que du bio en AMAP ; mais dans le monde de la restauration c’est une autre paire de manches. J’ai décidé de m’intéresser aux œufs, car j’en consomme beaucoup hors de chez moi, et quand je sais pour l’avoir clairement demandé que les œufs que je suis en train de consommer sont de batterie, la quiche aux légumes qu’ils ont contribué à former prend soudainement un arrière-goût amer… Petite virée, donc, dans le monde ovifère :
Déjà, cet article de Doctissimo offre un bon et court récapitulatif du sujet pour débroussailler le terrain (chiffres, labels et ce qu’ils signifient etc). Fait notable, 90% des œufs consommés en France sont de poules élevées en cage.
Avant d’écrire cet article, je dois avouer que je pensais qu’il existait plus de liens avérés entre les conditions d’élevage des poules et les qualités nutritives de leurs œufs, mais comme le décrypte très bien cette analyse (en anglais, référencé), c’est beaucoup moins évident qu’on ne pourrait le penser…
- Les seules différences nutritionnelles (hormis peut-être des traces d’antibiotiques ou d’OGM) se situeraient entre les œufs de poules nourries aux céréales, c’est à dire toutes celles que l’on trouve dans le commerce quel que soient leurs conditions d’élevage, et les poules de pâturage (“œufs pâturés”), qui picorent suivant leur nature réellement omnivore insectes, restes de repas humain, herbe etc, que personnellement je n’ai jamais vu en supermarché ou en épicerie. Évidemment les labels (Label Rouge, Bio, et de très très loin Plein Air — voir l’article Doctissimo) donnant accès à l’extérieur permettent aux poules d’assouvir un peu cet instinct de diversité mais il est difficile à quantifier et il me semble que le résultat ne représente qu’une infime portion de leur alimentation totale.
- Les coquilles et les jaunes peuvent présenter des couleurs différentes en fonction de ce que mangent les volatiles mais cela ne reflète au pire que la pigmentation de leur alimentation, au mieux quelques améliorations de taux de vitamine A ou D et de béta-carotène, mais rien de très significatif.
- D’autre part, des tests à l’aveugle mentionnés dans le même article n’ont pas pu établir de lien avéré entre le mode de production et le goût, alors même que les organisateurs des tests auraient plutôt été biaisés dans le sens inverse de ce résultat.
Mauvaise argumentation me direz-vous pour un article qui semble vouloir expliquer pourquoi les quiches aux œufs de batterie c’est mauvais… Mais non, car la santé humaine n’était qu’un point parmi plusieurs, et d’ailleurs même si elle n’est pas significativement améliorée dans le cas des œufs de pâturage elle l’est déjà un peu, ou en tout cas le doute pèse en sa faveur, et d’autre part le point du bien-être animal, lui, tranche nettement la question.
Quand on se renseigne en plus grand détail sur la situation des élevages, par exemple via cet article de Rue89, complété de photos très parlantes, on se rend compte à quel point la situation est aberrante :
L’étiquetage « plein air » impose une surface de 4 m² par poule à l’extérieur. Pour un élevage de 38 000 poules, le parcours doit donc proposer une surface [correspondant à] 16 terrains de football. Mais l’immense majorité de cet espace n’est jamais parcourue par les poules, qui restent toutes agglutinées au niveau des trappes. (…)
« Des surfaces aussi grandes, c’est une aberration. Jamais des poules ne vont aller aussi loin de leur bâtiment. Ce type d’élevage et leur réglementation ne tiennent pas compte de la réalité du comportement de cette espèce. La réalité, c’est tout simplement que les effectifs sont trop grands pour faire du plein air. » (…)
« Pour de nombreuses espèces, plus une population est importante, plus la distance inter-individuelle est faible, quelle que soit la surface accessible. D’où l’agglutination que l’on observe. En plus, les parcours sont souvent nus et exposés au soleil. Les poules sont des animaux forestiers, qui doivent se cacher des rapaces. Elles ont besoin d’arbres et de buissons pour se sentir plus en sécurité. Le cahier des charges de l’élevage biologique exige des aménagements de ce type, mais c’est souvent très insuffisant. Enfin, pour les pousser à sortir, l’idéal serait de mettre de la nourriture comme des grains à l’extérieur. Elles restent à l’intérieur ou proches des trappes car leur principale source de nourriture se trouve dans le bâtiment. »
Moralité, quels que soient les œufs que l’on achète, s’ils proviennent d’installations intensives ce ne sera toujours qu’un moindre mal, tristement. Comme l’indique Rue89 pour le cas de l’Alsace:
Il faut deux millions de poules pour nourrir l’Alsace. Tout le monde veut du plein air. Tout le monde veut acheter alsacien. Et en même temps on devrait avoir des élevages avec trois poules ? On fait comment ? (…) La production intensive n’est obligatoire que parce qu’il n’y a pas assez de paysans. La possibilité pour des exploitants de se lancer est très limitée, c’est notamment là dessus qu’il faut agir.
Et alors, qu’est-ce qu’on fait?
En sachant cela, que faire si l’on refuse de dépendre de l’exploitation de milliers d’individus d’une autre espèce pour notre alimentation ? On arrête de manger dehors ?
Personnellement, je crois plus à la force du dialogue, surtout dans ce genre de situation, et surtout si, comme c’est toujours le cas, il est question de choix à faire — soutenir des petits commerçants ou rester fidèle à ses convictions de bien-être animal? soutenir des commerces indépendants ou se fournir en végétaux (pas particulièrement bios ou locaux) dans un supermarché? se fournir dans un lieu ou il est possible d’éviter les emballages, ou rester plus proches d’autres convictions même si elles sont emballées de plastique? s’ouvrir à d’autres gens et d’autres cultures ou toujours ne pas s’éloigner de son autre éthique? ou encore soutenir l’industrie du sucre et autres avec une viennoiserie, petit-déjeuner sans œuf mais sucré, ou opter pour les œufs et les légumes d’une quiche pour le même repas? Il est quasi-impossible dans ces conditions, je trouve, de généraliser des règles, c’est pourquoi je ne me dis pas végétarienne même si je le suis dans 95% des cas, et que je ne compte pas boycotter tous les produits contenant des œufs dorénavant. Je pense pour autant qu’il est possible d’agir à plusieurs niveaux:
Déjà en en parlant autour de soi, et en demandant avant d’acheter. L’information et l’éducation sont clefs au changement, et la prise de conscience qui en résulte ou qui résulte de poser des questions en tant que consommateur·trice aussi. J’étais ravie d’avoir poussé par notre conversation à ce sujet le cuisinier de la petite crêperie de Corbeil-Essonnes de l’utilisation d’œufs de batterie à des œufs de plein air, même avec les (importantes) limites de ce modèle (encore une fois, cf Rue89) : je trouve le symbole assez fort pour être plus qu’intéressant tout de même. La nouvelle m’avait mise de bonne humeur toute un après-midi. Même si l’éthique que l’on pense soutenir n’est pas réellement mise en œuvre, on s’exprime tout de même, par notre achat, sur ce que l’on souhaite voir dans la société ; on ne fera jamais les “bons” choix de société si on attend que leur forme soit parfaite car c’est avec l’implication active des participants que les modes de faire prennent forme — la démocratie, pour ne citer qu’un exemple, ne s’est parée de sa forme actuelle, infiniment perfectible mais aussi infiniment meilleure que sous l’Antiquité, que parce que des personnes y ont adhéré malgré tous ses défauts (qu’on pourrait même qualifier de marqueurs d’hypocrisie) pour les rectifier graduellement, de l’intérieur. Tout comme cela n’était pas obligatoire et qu’on pourrait très bien se complaire dans une démocratie gangrénée, soutenir une filière de production pleine de dérives et de limites n’est pas suffisant tout seul, mais c’est un point de départ. C’est une manière de demander par les chiffres à faire évoluer les choses, et par le fait d’en parler, d’attirer l’attention des gros consommateurs sur les problèmes qui y sont liés.
Bref, le système est imparfait, c’est bien de le savoir, mais c’est également bien d’essayer de l’améliorer de l’intérieur. Je trouve donc un intérêt à à soutenir les “bonnes pratiques” mêmes si elles le ne le sont pas forcément dans la réalité, et à en parler aux petits commerçants, même ceux qu’on imaginerait être le moins sensibilisés, car il faut bien entamer la discussion . Si on attend qu’une filière soit tout à fait vertueuse pour y adhérer, les buissons d’épines ont le temps de pousser autour du château, et pas de prince charmant en vue. Veuillez l’excuser, il attend que son forgeron lui sorte une épée sans défaut – entre poignée peu ergonomique, poids trop important et lame trop sujette à la rouille il y a toujours quelque chose qui ne va pas.
Ensuite en boycottant parfois quand même. Par exemple je boycotte Strohrer, la fameuse plus ancienne et très réputée pâtisserie de Paris, arrêt gourmand du quartier parisien des Halles, depuis qu’on m’y a répondu à ma question sur la provenance des œufs, en Juin 2019, qu’ils étaient de batterie parce que “vous savez madame, on n’a pas le choix, y’a pas la place en France pour que tous les pâtissiers se fournissent en bio”. D’un jour à l’autre, peut-être pas, mais ça n’arrivera jamais donc passons ; graduellement, certainement que oui, passons ; mais surtout “tous” n’ont pas leur prétention en tant qu’enseigne, donc il me semble justifié d’en attendre quelque chose de plus — “quelque chose” d’ailleurs reflété par leur prix et leur notoriété, loin d’être ceux de “tous”. Personnellement, ça ne me rassure pas quand à leur attitude globale par rapport à leur production – leur intégrité et leur respect du consommateur me semblent mis sur la table.
Jusqu’où porte la mascarade du “sourcing”, pourtant mis en avant de manière générique dans ce genre de lieu?
D’autres invoquent, peut-être plus légitimement, la question du prix comme frein, mais j’ai du mal à croire que les clients en soient à quelques centimes, ou même dizaines de centimes, près (J’ai déjà laissé dans la boulangerie de Corbeil qui sert d’excuse à cet article 0,20€ de plus sur le comptoir pour montrer qu’on peut être prêt à payer un peu plus pour soutenir le monde que l’on souhaite habiter). Une communication intelligente mettant en avant de bonnes pratiques qui justifieraient cet écart de prix pourrait non seulement compenser en attractivité cette hausse de fractions d’euros, mais aussi et en fait constituer un bon moyen de se démarquer de la concurrence… À quand le jour où les artisans seront aussi fiers de la provenance de leurs œufs que de proposer des croissants au “vrai” beurre et non à la margarine?
Finalement en cherchant et soutenant des alternatives aux œufs en eux-mêmes et au modèle industriel. Je ne suis pas plus végane que carnivore, et j’ai beaucoup de réserves sur ce mouvement, mais je trouve qu’il offre pour autant de nombreuses opportunités de diversité et que ça, c’est toujours bon à prendre ; ça permet de limiter sa consommation de ces produits animaux problématiques, et possiblement de découvrir de nouvelles saveurs et de nouvelles cultures, donc opter pour des aliments véganes quand on le peux et s’ils n’écrasent pas nos autres convictions comme c’est souvent malheureusement le cas peut être un bon moyen de ne pas participer à l’exploitation des animaux qui prévaut aujourd’hui. Chercher, quand on est dehors, des alternatives aux produits contenant des œufs peut aussi pousser à une certaine créativité alimentaire, et pas que, car on n’a pas l’habitude de se composer soi-même un repas sur le pouce alors qu’au final il existe beaucoup d’options qui nous permettent de consommer mieux que ce qui nous est proposé “tout prêt” et en contient souvent.
D’autre part, comme indiqué en fin de l’article de Rue89, les circuits courts ou très courts semblent par leur taille réduite et tout ce que cela implique le seul moyen de consommer des œufs pondus sous de bonnes conditions. À nos AMAPs donc, à nos voisins et autres connaissances dont les jardins abritent peut-être des poules, et à nous de nous y mettre, si on a la chance d’avoir l’espace pour.
Et d’ici là, on peut s’intéresser à l’histoire des quiches salées en tant que street-food à base d’œufs multi-centenaire, qui outrepassent de loin l’avènement des élevages à milliers de têtes et passionnante en elles-même.
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